De tout temps les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses surtout m’attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le Palais de Justice. Mais à présent je sais par expérience que c’est une tout autre chose d’écouter rendre la justice, ou d’aider à la rendre soi-même. Quand on est parmi le public on peut y croire encore. Assis sur le banc des jurés, on se redit la parole du Christ : Ne jugez point. Et certes je ne me persuade point qu’une société puisse se passer de tribunaux et de juges ; mais à quel point la justice humaine est chose douteuse et précaire, c’est ce que, durant douze jours, j’ai pu sentir jusqu’à l’angoisse. C’est ce qu’il apparaîtra peut-être encore un peu dans ces notes. Pourtant je tiens à dire ici, d’abord, pour tempérer quelque peu les critiques qui transparaissent dans mes récits, que ce qui m’a peut-être le plus frappé au cours de ces séances, c’est la conscience avec laquelle chacun, tant juges qu’avocats et jurés, s’acquittait de ses fonctions. J’ai vraiment admiré, à plus d’une reprise, la présence d’esprit du Président et sa connaissance de chaque affaire ; l’urgence de ses interrogatoires ; la fermeté et la modération de l’accusation ; la densité des plaidoiries, et l’absence de vaine éloquence ; enfin l’attention des jurés. Tout cela passait mon espérance, je l’avoue ; mais rendait d’autant plus affreux certains grincements de la machine. Sans doute quelques réformes, peu à peu, pourront être introduites, tant du côté du juge et de l’interrogatoire, que de celui des jurés…Il ne m’appartient pas ici d’en proposer.
André Gide, Souvenirs de la Cour d’assises (1913)

André Gide est un écrivain français, né le 22 novembre 1869 à Paris 6e et mort le 19 février 1951 à Paris 7e. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1947.

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